24/04/2010

Deux mille six cent soixante-six -- les lectures ambitieuses


L'autre jour, l'occurrence du (plutôt rare me semble-t-il) prénom "Héloïse" m'a rappelé que, il y a déjà assez longtemps de cela, j'avais lu La nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. (Le titre exact de ce célèbre roman étant, je crois : Julie, ou la nouvelle Héloïse - Lettres de deux amants, Habitants d'une petite ville au pied des Alpes.) Qui donc aujourd'hui lit encore ce genre de roman, à part quelques poignées d'étudiants en lettres timides et mal coiffés ? (Sans oublier que ceux-ci le font probablement parce qu'ils ont eu le malheur,  l'idée saugrenue,  le caprice ou l'obligation de choisir un module de littérature du XVIIIe siècle, et non par désir intrinsèque de se plonger dans la prose de Rousseau.) Curieusement, et malgré l'aura d'ennui qui entoure ce texte, je sais qu'il m'avait plu. En même temps, j'en retiens peu de choses. En vrac :
  • roman épistolaire (ce n'est plus très à la mode aujourd'hui, encore qu'il y ait des romans par e-mails, évidemment)
  • amours contrariées, malheureuses
  • nature alpestre (lacs, montagnes etc.)
  • du point de la vue de la réception, ce fut un succès phénoménal à l'époque
  • le nom de Saint-Preux (c'est l'amour (et le précepteur) de Julie -- je me suis toujours demandé si le fondateur de la chaîne de boulangeries éponyme était un fan de Jean-Jacques)
C'est un peu triste de se souvenir si mal de ses lectures.

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Ce qui m'amène à enregistrer ici même le fait que je viens de lire 2666 de Roberto Bolaño, auteur chilien de langue espagnole, né en 1953 et mort en 2003.

Le livre est épais puisqu'il fait un peu plus de mille pages. Il est divisé en cinq parties, compte des centaines de personnages (j'ai envie de faire un index), s'étend sur l'Europe et l'Amérique latine, d'avant la Deuxième Guerre mondiale jusqu'à la fin des années 1990. Cette envergure ne l'empêche pas d'être cohérent. Ce qui l'unifie, c'est le thème des assassinats de femmes qui ont eu lieu dans la ville mexicaine de Ciudad Juárez (appelée Santa Teresa dans le roman, et située dans l'État du Sonora, alors que Ciudad Juárez se trouve en vrai dans le Chihuahua) depuis, grosso modo, le début des années 1990 et qui, si j'en crois ce que je peux lire ici, ne sont pas vraiment terminés, et en toute certitude pas élucidés.

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La première partie se concentre sur quatre universitaires (un Français, un Italien, un Espagnol et une Anglaise), tous spécialistes d'un écrivain allemand à l'identité mystérieuse (disons, pour aller vite, à la Thomas Pynchon). C'est le côté "roman académique" de 2666 mais ça ne ressemble pas du tout à David Lodge, même s'il y a plein de colloques sur la littérature et un peu de sexe.
 
La deuxième partie est celle d'Oscar Amalfitano, de nationalité chilienne, professeur de philosophie à l'université de Santa Teresa, père d'une jeune fille nommée Rosa, de tempérament mélancolique, voire dépressif, voire plus grave encore, aimant suspendre des livres sur des cordes à linge et dessiner des figures géométriques assorties de noms de philosophes.

La troisième est celle d'Oscar Fate, journaliste noir de New York envoyé à Santa Teresa pour couvrir un match de boxe.

La quatrième, qui est aussi la plus longue partie, est celle des meurtres à proprement parler. Elle décrit, dans un style neutre et sec de procès-verbal, la découverte de centaines de victimes, le travail d'enquête, l'incompétence de la police. Elle fonctionne aussi comme un tombeau littéraire de toutes ces femmes souvent pauvres (ouvrières, serveuses, prostituées, écolières, habitantes des bidonvilles) dont beaucoup, jamais identifiées, jamais réclamées, finissent à la fosse commune.

La cinquième et dernière partie relate la vie de Benno von Archimboldi, le mystérieux auteur allemand objet de l'obsession des quatre critiques de la première partie. Né en 1920, il est enrôlé dans la Wehrmacht et se bat sur le front de l'Est. Après la guerre, il commence à écrire son œuvre.

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Ce livre est plein de :
  • récits de rêves
  • fous et folles (au sens clinique, ou pas)
  • femmes mortes
  • hommes violemment misogynes (ou homophobes)
  • violence et folie
  • livres
  • discussions bourrées de détails (sur les différents types de phobies ou les diverses branches de l'art divinatoire, par exemple)
Il y a aussi quelque chose d'un peu cosmique, ou mystique, ou inquiétant, ou terrifiant, ou "étrange et fascinant" -- quelque chose qu'il ne m'est pas vraiment possible d'identifier de façon claire et nette parce que ce livre est assez hors-catégorie. Pour dire les choses de façon triviale, il m'a complètement scotchée.

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{Bolaño, Roberto, 2666, traduit de l'espagnol (Chili) par Robert Amutio, sl, Christian Bourgois éditeur, 2008 (2004)}
{Rousseau, Jean-Jacques, La nouvelle Héloïse, Amsterdam, 1761}

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Ça n'a strictement rien à voir : Nanni Moretti tourne Habemus Papam, un film sur l'élection du pape (pas le pape actuel, hein). Je ne sais pas pourquoi mais j'ai très très envie de le voir. Article ici.

07/04/2010

Pymmania - No Fond Return of Love (Spinsters & Vicars eating cold Brussels sprouts in the middle of the night)

  1. A Jane Austen-like opening sentence. "There are various ways of mending a broken heart, but perhaps going to a learned conference is one of the more unusual."
  2. Two [dim English] spinsters, usually in their mid-thirties (gentle, introverted, shy, quiet, obscure/dark and unhappy, wearing read canvas shoes).
  3. London.
  4. Curiosity for the lives of others (sometimes extended to the point of silliness).
  5. Bittersweet humour.
  6. A Man, very good-looking, prone to drinking, user of yeast tablets, stomach powder, hair tonic, hoping to seduce pretty young girls with an animal as it would make a very good ice-breaker.
  7. Church of England (of the High Church variety) clergymen (vicars, cassocks, lay readers, organists).
  8. Jumble sales.
  9. Attention to mundane details (food & meals & clothes & furniture & flowers).
  10. People working as editors, proof-correctors or index-makers for small publishing companies or learned journals (performers of thankless, dreary tasks).
  11. A Brazilian neighbour speaking with a musical voice, a grey poodle, a young florist whose shop is  (not in the grandest part of) Kensington, a pretty niece doing a secretarial course.
  12. An obsession with hot drinks, particularly Ovaltine. 
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 'But you do such a really worthwhile work in your own way,' said Viola fussily. 'It's so vitally important that the standard of true scholarship should be kept up, when you think of all there is to be contended with nowadays.'
'You mean television and the general lowering of standards everywhere?' said Maurice politely.
'Yes, that, among other things,' said Viola rather darkly. 'Aylwin's book on Edmund Lydden will be the definitive study.'
[...]
'Who is he?' asked Laurel, feeling that she was the only person young or old enough — in her case young to ask such a question. (page 131)

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{Pym, Barbara, No Fond Return of Love, London, Virago Press, 2009 (First published Jonathan Cape Ltd, 1961) --- Les ingratitudes de l'amour, traduit de l'anglais par Anouk Neuhoff, 1988}

    The Year of the Flood et la fiction spéculative de M. Atwood


    Vous êtes une fille douce et fragile. Vous avez grandi dans une secte écologiste, puis au sein d'une enclave protégée de la firme Helth Wyzer. À l'université vous avez choisi la danse mais comme votre mère n'était pas très gentille, vous avez dû arrêter vos études pour travailler dans un club privé comme danseuse, trapéziste et plank worker. Vous avez du mal à manger de la viande à cause de votre éducation dans la secte écologiste — mais en même temps, les poulets transgéniques n'ont pas de visage donc est-ce que ça compte ? Vous aimez bien votre travail malgré le plank work, de toute façon vous portez un Biofilm Bodysuit donc pas de risque d'attraper de maladie. 

    Vous êtes dure et maigre parce que vous en avez bavé. Vous avez dû vendre vos cheveux et vos ovules, travailler pour SecretBurgers (Because Everyone Loves a Secret), nettoyer des violet biolets, vous occuper d'abeilles et préparer des décoctions médicinales à base de pavot et de champignons vénéneux. Les enfants de la secte vous appelaient Dry Witch, ce qui n'est pas très gentil.

    Vous vivez dans une société où le mariage du capitalisme ultralibéral à la science sans conscience a viré au cauchemar. C'est assez angoissant et on n'aimerait pas être à votre place.

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    À noter : The Year of the Flood se situe dans le même univers postapocalyptique que, et a des personnages en commun avec, Oryx and Crake, sans que ce soit nécessaire de lire l'un pour comprendre l'autre. En fait, les héros d'Oryx and Crake sont devenus des personnages secondaires de The Year of the Flood. Un peu comme dans Balzac, quoi.

    Une autre (très) intéressante dystopie atwoodienne : The Handmaid's Tale. Un de mes livres préférés. Mères porteuses et fascisme théocratique haïssant les femmes, ça donne envie non ? Que des sujets inconfortables.

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    {Atwood, Margaret, The Year of the Flood, 2009}
    {Atwood, Margaret, Oryx and Crake, 2003 --- Le dernier homme, traduit de l'anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch, 2005}
    {Atwood, Margaret, The Handmaid's Tale, 1985 --- La servante écarlate, traduit de l'anglais par Sylviane Rué, 1987}