13/07/2011

Je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Cela fait quelques années que je suis intriguée par la sextine "ongle et oncle" d'Arnaut Daniel, que j'ai découverte en lisant l'exquise (et injustement méconnue) trilogie d'Hortense de Jacques Roubaud. Pour ceux qui ne connaissent pas ladite trilogie, je crois que cela vaut vraiment la peine de se ruer chez le libraire (prenez en même temps Le Chevalier silence, du même auteur) ; à une certaine époque, j'ai dû offrir La belle Hortense des dizaines des fois, avec un espoir quasi évangélique.*

Mais revenons à mes moutons [beeeh] et à Arnaud Daniel, né au XIIe siècle dans le Périgord ; Arnaut était troubadour et écrivait en occitan, une langue magnifique que j'aimerais connaître et qui, c'est un peu triste, n'a pas très bien résisté au rouleau compresseur du français. Il a  donc inventé la sextine, forme poétique composée de six strophes (ou coblas) de six vers, terminés par six mots-rimes qui avancent et reculent au cours du (long) poème, selon un système de permutation dit escargotique ou en spirale.


A B C D E F
F A E B D C
C F D A  B E
E C B F A D
D E A C F B
B D F E C A


La sextine (ou canso, c'est comme ça qu'Arnaut l'appelait, le mot "sextine" étant venu plus tard) se termine généralement par une tornada, envoi de trois vers reprenant les six mots-rimes.


Voici la première et la dernière coblas de la canso d'Arnaut, dans deux traductions différentes.


La ferme volonté qui au cœur m’entre         
ne peut ni langue la briser ni ongle               
de médisant qui perd à mal dire son âme   
n’osant le battre de rameau ni de verge    
sinon en fraude là où je n’ai nul oncle         
je jouirai de ma joie en verger ou chambre 

(traduction de Jacques Roubaud)                


Ainsi s'empreint et se fait ongle
Mon cœur en elle comme écorce en la verge
Car de joie elle m'est tour, palais si bien que chambre,
Et tant n'aime frère ni parent ni oncle.
Alors en Paradis joie double aura mon âme,
Si homme jamais pour bien aimer n'y entre. 
      
(traduction de Charles Albert Cingria) 

C'est mystérieux, incestueux, angoissant et assez érotique, enfin c'est l'impression que ça me fait. Peut-être même que ça pourrait en mettre certains mal à l'aise. Au cas improbable où vous auriez envie de lire la suite, vous pouvez le faire ici. Si vous voulez en savoir plus, Pierre Lartigue a compilé, dans L'Hélice d'écrire, des tas de sextines provenant de lieux et d'époques variés.

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*Hortense, créature désarmante et brillante étudiante en philosophie, vit de folles péripéties aves six princes jumeaux originaires de Poldévie, des chats, des poneys, des adolescentes rousses et des organistes. Dans le premier tome de ses aventures, elle travaille sur son mémoire de maîtrise à la bibliothèque (Hortense est une pré-Bologne), est enlevée dans le deuxième et part en voyage dans le troisième. Dit comme ça, ça n'a l'air de rien mais, en fait, c'est fabuleux autant que charmant, et si ces livres étaient des gâteaux ils seraient aussi délicieux qu'une tarte à la rhubarbe rose et acidulée.

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{Lartigue, Pierre, L'Hélice d'écrire, 1994}
{Roubaud, Jacques, Le Chevalier silence, 1997}
{Roubaud, Jacques, La belle Hortense, 1985}
{Roubaud, Jacques, L'Enlèvement d'Hortense,1987}
{Roubaud, Jacques, L'Exil d'Hortense, 1990}

2 commentaires:

Agnèslamexicaine a dit…

Tout m'inspire et me donne envie dans ce billet, merci! je vais chercher à me procurer tout cela...

Camille a dit…

Merci, ça fait plaisir.