31/05/2013

Premier prix de tristesse


In real life all that he can do well, it appears, is be miserable. In misery he is still top of the class. [Youth, 8]
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His refuge from IBM is the cinema. At the Everyman in Hampstead his eyes are opened to films from all over the world, made by directors whose names are quite new to him. He goes to the whole of an Antonioni season. In a film called L'Eclisse a woman wanders through the streets of a sunstruck, deserted city. She is disturbed, anguished. What she is anguished about he cannot quite define; her face reveals nothing. [Youth, 6]
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[Le héros, un jeune Sud-Africain vivant à Londres, reçoit une lettre du Home Office l'avertissant qu'il lui reste vingt et un jours pour régulariser sa situation administrative ; il devra sinon quitter le Royaume-Uni.]

There is a third option, hypothetical. He can quit his present address and melt into the masses. He can go hop-picking in Kent (one does not need papers for that), work on building sites. He can sleep in youth hostels, in barns. But he knows he will do none of this. He is too incompetent to lead a life outside the law, too prim, too afraid of getting caught. [Youth, 18]
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The more he has to do with computing, the more it seems to him like chess: a tight little world defined by made-up rules, one that sucks in boys of a certain susceptible temperament and turns them half-crazy, as he is half-crazy, so that all the time they deludedly think they are playing the game, the game is in fact playing them. [Youth, 18]
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 What would have been Utopian enough for him?
The closing down of the mines. The ploughing under of the vineyards. The disbanding of the armed forces. The abolition of the automobile. Universal vegetarianism. Poetry in the streets. That sort of thing. [Summertime, "Sophie"]
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He was not at ease among people who were at ease. The ease of others made him ill at ease. [idem]
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He was not a militant. His politics were too idealistic, too Utopian for that. In fact he was not political at all. He looked down on politics. He didn't like political writers, writers who espoused a political programme. [idem]
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En lisant la magnifique pseudo-autobiographie de Coetzee, Scenes from Provincial Life, je n'ai pas arrêté de souligner des phrases et, parfois, j'avais presque l'impression que le livre parlait de moi, ou qu'il disait des choses que je pense mais ne sais pas très bien comment dire.
J'ai plus qu'aimé cette trilogie à la fois subtile et prenante, sèche et riche en émotions, pleine d'humour et d'intelligence. C'est donc une autobiographie fictionnelle, une autrebiographie, écrite (pour les deux premiers tomes) à la troisième personne et au présent de narration et racontant quelques moments dans la vie de John Coetzee : dans Boyhood, le premier tome, une partie de son enfance à Worcester et au Cap, dans l'Afrique du Sud des années 1950 (l'école, le couple dysfonctionnel formé par ses parents, la fascination pour la ferme familiale du Karoo, entre autres choses) ; dans le tome 2, Youth, les études universitaire au Cap puis, enfin, le départ pour Londres à vingt et un ou vingt-deux ans, le poste d'informaticien chez IBM, la solitude immense, la difficulté à être heureux et le sentiment de dépression qui l'envahit dans la grande ville étrangère, froide et inhospitalière dont il espérait tant ; enfin le troisième tome, le carrément fascinant Summertime, qui se présente comme la transcription d'entretiens avec cinq personnes menés par un écrivain anglais qui projette de rédiger la biographie posthume d'un John Coetzee qui ne se confond donc nécessairement pas avec l'auteur du livre, puisqu'il est mort : Julia, sa voisine à Tokai, une banlieue du Cap ; Margot, sa cousine préférée ; Adriana, danseuse brésilienne et mère d'une jeune fille à qui il enseignait l'anglais ; Martin et Sophie, deux collègues de l'université du Cap. Des extraits de journaux intimes encadrent ces témoignages qui se réfèrent tous à la même période, les années 1970, durant laquelle John Coetzee (le vrai et l'être de papier) a publié son premier livre, Dusklands.

Une liste d'idées associées à ces livres
  • la question linguistique (tensions entre anglais et afrikaans, langue aimée et honteuse)
  • le rapport douloureux à l'Afrique du Sud, le malaise par rapport à la question raciale et à l'apartheid
  • le désir et l'ambition de devenir poète, artiste, écrivain
  • la certitude d'avoir une bonne intelligence intellectuelle mais de manquer d'intelligence émotionnelle
  • le don pour la tristesse
  • la mère trop aimante dont il faut se séparer
  • le père repoussoir
  • la famille et la ferme
  • le rêve naïf d'un amour parfait avec une femme qui vous révélerait comme poète et artiste (et qui ressemblerait, par exemple, à Monica Vitti ou Anna Karina)
  • l'autodérision
  • le cinéma "européen"
  • la solitude
  • la danse et l'incapacité à danser, le corps qu'on porte comme un habit inconfortable
  • l'école, l'université, les études, la thèse, l'enseignement, l'éducation
  • le mode de vie spartiate (frugalité, travail, lecture, cinéma)
  • le caractère timide, correct, bien élevé, n'aimant pas le risque et la révolution
  • le tempérament "nordique"
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À noter : Boyhood, Youth puis Summertime ont été d'abord publiés séparément, respectivement en 1997, 2002 et 2009 ; ils ont ensuite été republiés ensemble en 2011, sous le titre général Scenes from Provincial Life. En français, on trouve ces livres sous les titres suivants, aux éditions du Seuil : Scènes de la vie d'un jeune garçon, traduit de l'anglais par Catherine Glenn-Lauga, Vers l'âge d'homme et L'Été de la vie, traduits par Catherine Lauga du Plessis.

07/05/2013

Voyage à Port Lincoln

Le trajet dura environ six heures. L'autoroute filait droit, je pus lire à haute voix sans difficulté : Boyhood de Coetzee, puis le début du Rouge et du Noir. Je fus épatée par les remarques humoristico-ironiques de Stendhal sur les bourgeois de province, qu'il ne portait décidément pas dans son cœur, mais la langue était un peu difficile à suivre pour Charles qui conduisait. Nous passâmes donc à Emma de Jane Austen, tout aussi jouissif.

Nous fîmes halte à Port Augusta pour visiter un supermarché local où nous achetâmes quelques trucs à grignoter. Il faisait déjà nuit.

A Green Patch il y avait plein d'animaux : poules de toutes sortes, canards, dindes, oies, chèvres angora et cachemire, chiens, bientôt abeilles. Le potager de Chrissie était très beau (je n'ose pas imaginer le travail que ça a dû représenter), j'y cueillis des piments et y pris plein de photos (pas encore développées). J'aimai les paysages sévères de Coffin Bay, où nous vîmes des balbuzards faire du surplace dans le vent, sur fond de coucher de soleil. Nous descendîmes sur la plage rocailleuse. L'eau était très froide, je marchai en collants sur le sable. La veille, chaussures et précieuses chaussettes (achetées rue de la Tulipe à Ixelles) avaient été inondées par une vague facétieuse, sur une autre plage où j'avais eu envie de ramasser des coquillages. Je m'appliquai naïvement à coller les conques contre mon oreille en pensant au poème de Claude Roy : 

Si tu trouves sur la plage
un très joli coquillage
compose le numéro
OCÉAN 0.0.

Et l'oreille à l'appareil
la mer te racontera
dans sa langue des merveilles
que papa te traduira.

Au retour, nous continuâmes à lire Boyhood, puis Youth. (Je suis vraiment fanatique de Coetzee.)

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(Avec les kilogrammes de fruits du cognassier de Port Lincoln, j'ai fait de la gelée, tâche ingrate consistant à filtrer et faire bouillir des masses de jus en espérant que ça prendra. Chaque fois que j'en fais, je me dis que c'est la dernière. Pour l'instant, elle est très liquide et a la couleur du miel (Dieu de la pectine, si tu m'entends...). Avec la pulpe fastidieusement passée au moulin à légumes, j'ai fait de la confiture, n'ayant pas encore trouvé de recette de pâte de coings qui marche. Si vous avez ça sous le coude, je promets de poster un billet sur le kasundi.)

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{Roy, Claude, Enfantasques, 1974}
{Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830}
{Coetzee, JM, Scenes from Provincial Life, 2011}