27/05/2010

La pierre et le rêve

J'ai fini de lire Histoire de la pierre de Cao Xueqin. Plus exactement, j'ai fini de lire le tome un, maintenant il m'en reste quatre autres. Sauf que le libraire a dit qu'on ne pouvait pas les commander pour l'instant, ce qui est assez ennuyeux.

En attendant, j'ai lu l'introduction de David Hawkes, et c'était vraiment bien. Ce sinologue éminent est également l'auteur de la traduction, adorable et délicieuse. C'est à lui que je dois toute la (modeste) science que je vais exposer ici-même. 

Cao (prononcer tsao) Xueqin* mourut en 1763. La première édition imprimée de son roman parut en 1792, quasiment trente ans plus tard. Entre-temps, des copies manuscrites et annotées circulaient dans l'aristocratie pékinoise ; si elles pouvaient parfois différer, toutes s'intitulaient Histoire de la Pierre et s'arrêtaient brutalement au chapitre 80, à la grande frustration de leurs lecteurs.

En 1792, donc, parut une version achevée en 120 chapitres, éditée par Gao E et Cheng Weiyuan. Réimprimée maintes fois, elle devint un succès public et fit oublier les versions en 80 chapitres. Celles-ci furent redécouvertes au XXe siècle -- et après toutes sortes de péripéties philologiques, il apparaît aujourd'hui que les quarante chapitres supplémentaires furent sans doute écrits par un proche de Cao, et non par Gao E l'éditeur. Par contre, c'est lui qui choisit d'appeler le roman Hong lou meng (Le rêve dans le pavillon rouge) plutôt que Shitouji (Histoire de la pierre), Hong lou meng étant le quatrième titre proposé par Cao dans le premier chapitre de son roman (chapitre introductif donc, qui présente au lecteur l'origine du texte).



Hong lou meng fait référence aux maisons des patriciens, dont les murs extérieurs étaient rouges, alors que ceux des gens ordinaires étaient gris. Plus spécifiquement, c'est aussi une allusion aux demeures des jeunes filles de bonne famille, très nombreuses dans ce roman dont le personnel narratif est fortement féminisé (un peu comme l'éducation nationale). Shitouji se réfère à l'origine du texte, telle qu'exposée dans le chapitre un : une longue inscription sur une pierre magique, recopiée par le moine Vanitas, qui est aussi la pierre de jade de Bao-yu, héros du roman.

"The frequent use of dream imagery in this novel, says the younger brother [Cao's], is due to the fact that the glittering, luxurious world of his youth which the author was attempting to recall in it had vanished so utterly by the time he came to write it that it now seemed more like a dream or mirage than something he had experienced in reality. But he also tells us that the book originally grew out of his brother's desire to write something about the numerous girls who had surrounded him in his youth." (20)

Tout ça à un côté "À l'ombre des jeunes filles en fleur", non ?

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Cao vécut sous les Qing (une dynastie mandchoue -- les Mandchous sont un peuple toungouze parlant une langue ouralo-altaïque -- qui renversa les Ming et prit le pouvoir en 1644). Il était poète et peintre de rochers. Bien qu'issu d'une famille fortunée, il mourut pauvre. Il semble qu'il aimait boire (surtout du vin de Shaoxing, avec lequel, ça vous intéressera sûrement de le savoir, on prépare le poulet ivre). Son grand-père Cao Yin était "commissaire aux textiles" à Nankin, ce qui consistait à gérer les manufactures de soie, acheter les matières premières et acheminer les produits finis vers la Cour impériale à Pékin. Bref, c'était un homme de pouvoir, riche et important ; après sa mort, vinrent le déclin et la chute de son clan. Cao Xueqin connut donc une enfance riche et protégée, jusqu'à ce que sa famille perdît la faveur impériale. De là vient, sans doute, l'aspect nostalgique de son œuvre, l'accent qu'il met sur l'impermanence de la vie, le rêve, la fiction, l'illusion, le miroir.

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Il apparaît probable que Cao avait en fait terminé son roman ; mais sa fin, peut-être parce qu'elle présentait de manière trop poignante la ruine d'une famille aristocratique consécutive à la défaveur de l'Empereur, fut "remplacée" par la version d'un proche, plus "politiquement correcte", et c'est celle-là malheureusement qui parvint entre les mains de Gao E.

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David Hawkes explique qu'une fiction créée à partir des expériences personnelles de l'auteur, et qui accorde une telle importance à l'aspect psychologique -- choses qui nous paraissent banales -- était tout à fait surprenante et inconnue dans la littérature chinoise de l'époque. Cao fut sans doute plus influencé par le théâtre et la peinture que par la prose.

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*Le pinyin, système de transcription en alphabet latin de la langue chinoise adopté par la RPC depuis 1958, est parfois assez fâcheux dans la mesure où les consonnes n'y correspondent pas toujours à ce qu'on attend ; par exemple, {r} se prononce {j}, {x} rappelle le {ch} allemand comme dans ich, {q} comme tchèque, mais mouillé (ou palatalisé, si vous préférez).

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{Hawkes, David, introduction à The Story of the Stone, volume I The Golden Days, London, Penguin Books, "Penguin Classics", 1973, p. 15-46}

19/05/2010

Département des obsessions printanières


Obsession musicale qui dure déjà depuis un certain temps : les six "chansons" de Paul Hindemith (compositeur allemand du XXe siècle), sur des paroles (incroyables) de Rainer Maria Rilke. (Entre parenthèses, donc, je suis un peu dubitative sur le choix des images qui illustrent la vidéo liée ci-dessus -- mais bon, ce n'est pas ça qui compte.)

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Ô la biche ; quel bel intérieur d'anciennes forêts dans tes yeux abonde ; combien de confiance ronde mêlée à combien, combien de peur. Tout cela, porté par la vive gracilité de tes bonds. Mais jamais rien n'arrive, rien n'arrive à cette impossessive ignorance de ton front.

(Personnellement, j'adore la gracilité vive, la confiance (ronde, c'est tellement vrai) et la peur et, surtout, l'impossessive ignorance du front légèrement cornu de la cervidée.)

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Obsession mythico-féérique : Baba Yaga, parce qu'elle est vieille et laide, que c'est une sorcière, qu'elle habite une maison perchée sur des pattes de poulet, qu'elle se déplace à l'aide d'un mortier et d'un pilon, qu'elle fait très mal la cuisine. (D'après certains folkloristes distingués, mortier = vagin, pilon = pénis. Ouh là.) D'où vient tout ça ? D'un vraiment très bon livre de Dubravka Ugrešić, une auteure croate qui a un site ici. Lecture vivement recommandée découverte via Bookslut.

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Obsession professionnelle : devenir indexeuse de livres. Faire des listes alphabétiques, trouver des mots-clés, relever des occurrences... Le paradis sur terre.

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Obsession cinématographique : les films égyptiens. L'Immeuble Yacoubian était vraiment bien, Le sixième jour aussi, j'en ai encore plein d'autres à voir dont celui-ci, qui vient de sortir et qui a l'air super. (Ça n'a pas grand chose à voir mais il faudrait que je lise Les mille et une nuits. Problème : quelle traduction choisir ?)

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Obsession littéraire : le plus célèbre roman chinois du XVIIIe siècle, que vous connaissez peut-être sous le titre Le rêve dans le pavillon rouge -- sauf qu'en fait maintenant on l'appelle plutôt Histoire de la pierre, en tout cas c'est comme ça que ma traduction s'intitule. Bref. Figurez-vous que l'étude de cette œuvre multiple a donné naissance à une branche spéciale de la science littéraire, appelée hóng xué en chinois et redology en anglais. "Que faites-vous dans la vie ? Je suis rédologiste." Trop chic, j'en aurais bien faire ma carrière en plus de la confection d'index et de la boulangerie au levain naturel. À vrai dire, je craignais que ce roman ne fût assommant mais en fait, ce n'est pas du tout le cas. Au contraire, c'est charmant, il y a plein de jolies filles, des récits de rêves, des poèmes, des jardins, de jeunes nonnes bouddhistes, des sages taoïstes et des listes de toutes sortes.

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{Xueqin, Cao, The Story of the Stone, volume I The Golden Days, translated by David Hawkes, 1973 pour la traduction --- Shitouji, 1792 (première édition imprimée)}

{Ugrešić, Dubravka, Baba Yaga Laid an Egg, translated from the Croatian by Ellen Elias-Bursác, Celia Hawkesworth and Mark Thompson, Edinburgh, Canongate Books, 2009 --- Baba Jaga je snijela jaje, Beograd, Geopoetika/Zagreb, Vukovic i Runjic, 2007}

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[La scène se passe en rêve.]

They passed through a second gateway, and Bao-yu saw a range of palace buildings ahead of them on either hand. The entrance to each building had a board above it proclaiming its name, and there were couplets on either side of the doorways. Bao-yu did not have time to read all of the names, but he managed to make out a few, viz:

DEPARTMENT OF FOND INFATUATION
DEPARTMENT OF CRUEL REJECTION
DEPARTMENT OF EARLY MORNING WEEPING
DEPARTMENT OF LATE NIGHT SOBBING
DEPARTMENT OF SPRING FEVER
DEPARTMENT OF AUTUMN GRIEF

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[Médecine chinoise]

For a decoction to increase the breath, nourish the heart, fortify the spleen and calm the liver

Ginseng 
Atractylis (clay-baked)
Lycoperdon
Nipplewort (processed)
Angelica
White peony root
Hemlock parsley
Yellow vetch root
Ground root of nutgrass
Hare's ear (in vinegar)
Huaiqing yam
Dong E ass's glue (prepn with powdered oyster-shell)
Corydalis (cooked in wine)
Roast liquorice
Adjuvant: Excoriate and remove pits from 7 lotus-seeds;
Item 2 large jujubes.

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[Portrait de Wang Xi-feng, dite Peppercorn Feng]

She had, moreover,
eyes like a painted phoenix,
eyebrows like willow-leaves,
a slender form,
seductive grace;
the ever-smiling summer face
of hidden thunders showed no trace;
the ever-bubbling laughter started
almost before the lips were parted.